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Les Frères de la forêt - Le Devoir

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La forêt a toujours produit chez les humains un mystérieux effet d’attraction, à la fois enchanteresse et redoutée, porteuse d’une charge symbolique puissante. Notre collaboratrice Monique Durand est allée à la rencontre de forêts d’ici et d’ailleurs, imprégnées de songes et de sens. Sixième de huit articles.

Karel m’attend dans sa vieille Ford et dans ce petit matin frisquet de février à Tartu, deuxième ville d’Estonie, après la capitale, Tallinn. Nous mettons le cap sur la forêt qui borde la rivière Vöhandu, à une trentaine de kilomètres d’ici. La forêt recouvre la moitié de ce pays plus petit que la Nouvelle-Écosse, comptant 1,3 million d’habitants. « Pour nous, la forêt a quelque chose de sacré », dit Karel.

Mais d’abord nous prenons un café dans la vieille partie d’une ville que je découvre. C’est mon premier bain de Tartu et d’Estonie. Du bois, encore du bois. Des quartiers complets de maisons en bois, dont fait partie le Jakobi Jalats où nous entrons, une ancienne cordonnerie devenue café bistrot. Les propriétaires me vantent le chauffage au bois sur ses deux étages. Au fait, je me trouve dans cette Estonie méconnue, qui passe sous les radars touristiques, parce que j’y suis conviée à un colloque… sur la forêt.

Café noir et intense avec Karel. Nous en venons rapidement aux sujets sensibles. Il y en a trois en Estonie. D’abord la forêt, principe vital du pays et moteur de son industrie. Les trois quarts des surfaces boisées estoniennes, la plupart replantées, sont exploitées pour des raisons économiques, ce qui représente entre 6 % et 10 % du PIB selon les sources, et des dizaines de milliers d’emplois. Ensuite les nouvelles technologies, qui en ont fait le « petit tigre de la Baltique », surnommé E-Stonie. « L’Estonie est une success story, c’est vrai », m’avait expliqué une universitaire préférant taire son nom, reconnaissant l’effet psychologique qu’ont eu sur elle des décennies de communisme et de censure. « Mais elle a adopté un modèle américain, ultralibéral et s’est éloignée du modèle plus égalitaire de la Scandinavie, dont nous sommes proches. De nombreux Estoniens se sentent laissés pour compte et se tournent maintenant vers l’extrême droite. »

Enfin, troisième sujet ultrasensible ici : l’encombrant voisin russe. « La Russie est notre obsession », reconnaît Karel. Les deux pays partagent une frontière de 300 kilomètres.

Un mouvement de résistance

Ancienne République socialiste soviétique, l’Estonie est devenue indépendante en 1991 dans le sillage du démantèlement de l’URSS, puis membre de l’Union européenne et de l’OTAN en 2004. Située juste au-dessous du cercle polaire arctique et de la Finlande, l’Estonie est le moins peuplé et le plus petit des trois pays que l’on dit « baltes »,bordant la mer Baltique, avec ses voisins, la Lituanie et la Lettonie. Le peuple estonien ne se considère pas balte d’ailleurs, mais appartenant plutôt à l’univers nordique et scandinave. Sa langue s’apparente au finlandais.

Rien n’a jamais été simple dans ces contrées où l’histoire s’est tissée à coups d’asservissements, de guerres civiles, de déportations massives, d’occupations. L’Estonie a subi pendant 600 ans la domination de presque toutes les nations proches : Danemark, Pologne, Suède et, à partir de la Deuxième Guerre mondiale, Allemagne nazie et Russie. Dans la peur, la dénonciation, la propagande, les larmes et le sang. Populations marquées au fer rouge. Un demi-million d’Estoniens, Lituaniens et Lettons seront déportés dans l’enfer de glace de la Sibérie pendant le règne du maître de l’URSS, Joseph Staline, de la fin des années 1920 à 1953.

Est né, durant ces années-là, un mouvement de résistance à l’occupation soviétique dans les trois pays baltes, appelé les Frères de la forêt. Avec la complicité des villageois, des dizaines de milliers d’hommes se cachèrent dans les bois pour y organiser la lutte et échapper à la déportation. Ils furent presque tous tués, les cadavres mutilés de certains exposés sur les places publiques.

Notre café noir est bu. Au revoir ancienne cordonnerie chauffée au bois. Nous voilà en route vers la rivière Vöhandu et sa forêt. Pourquoi là ? Parce qu’en ces lieux a été capturé en 1978 le dernier des Frères de la forêt, August Sabbe. Je veux voir de mes yeux la retraite de pins et d’épinettes, au bord de l’eau, où il se cacha pendant plus de trente ans.

Nous progressons dans la campagne estonienne et franchissons de vastes espaces de forêts clairsemées où voisinent peupliers, bouleaux, conifères, chênes. Karel avait prévu des chants estoniens pour sa passagère. Je crois y reconnaître un fond celte, le même qui font se retourner de nostalgie les cœurs d’Irlandais, d’Écossais, de Bretons. Les Celtes s’établirent un temps sur les bords de la Baltique. Fait remarquable : c’est la musique qui a projeté les Estoniens dans le rêve de prendre leur destin politique en main. Le chant choral fut en Estonie « un instrument de réveil, écrit la spécialiste Marielle Vitureau, et un facteur puissant d’unité ». Ce que l’on a appelé la « révolution chantante » à partir de 1988 mènera l’Estonie à déclarer son indépendance trois ans plus tard.

Karel fait un arrêt devant un ancien kolkhoze, l’une de ces fermes collectives du temps du communisme, dont l’armature idéologique essentielle était de s’opposer à la propriété privée. « La vie au quotidien à l’époque n’était pas si mal, admet Karel, elle avait peu à voir avec le système. » Des horreurs du régime, des déportations, des assassinats, de la mainmise toute-puissante du KGB, il n’était pas question. « Ce ne sont pas des sujets pour les enfants, nous disait ma mère. »

« On a beau appartenir à l’Europe, être protégé par l’OTAN, on continue de vivre dans la peur, confesse mon guide. La peur que la Russie nous occupe à nouveau, nous annexe, comme elle l’a fait en 2014 avec la Crimée qui appartenait à l’Ukraine. » Et cela, devant une communauté internationale indignée, mais impuissante. L’émancipation politique de l’Estonie n’a pas mis fin à son angoisse existentielle. « Le pire serait de paniquer devant les gesticulations de Poutine, avance mon universitaire sans nom, restons calmes et gardons le sens critique. »

La cache du dernier Frère de la forêt

Arrivés à destination, nous nous enfonçons dans la forêt, à deux cents mètres peut-être de la route. Nous marchons sur des troncs morts et de la mousse où se niche un peu de neige. Silence lourd, seulement traversé par le vent dans les conifères. Nous y sommes. Un petit mémorial, serti de fleurs en plastique et de bougies, est juste là, au bord de la Vöhandu qui, à cet endroit, tourne dans un méandre. Je suis hantée par cette photo d’August prise quelques minutes avant qu’il se noie… ou soit noyé, le 28 septembre 1978. Il pêche calmement. À côté de lui, un agent du KGB, déguisé en pêcheur, vient d’identifier le fugitif.

Je préfère croire cette version de l’histoire qui voudrait qu’August se soit jeté dans la rivière, la peur d’être pris l’emportant sur tout le reste. Après la liberté des arbres, celle de la mort où plus aucun agent du KGB ne pourrait jamais l’atteindre.

J’aime imaginer que le dernier Frère de la forêt est au fond de la rivière, minéralisé, pétrifié. « Le totalitarisme soviétique était un système simple : c’était blanc ou noir, on était pour ou contre nous. À présent, il faut apprendre à vivre dans la complexité d’un monde libre », conclut mon universitaire craintive. « J’ai connu le mensonge soviétique et puis le basculement dans un autre monde et la transformation exaltante de mon pays », renchérit Tanel Lepsoo, directeur de la Faculté des langues de l’Université de Tartu. « Je n’aurais voulu vivre ni ailleurs, ni à une autre époque. »

Aujourd’hui, les familles estoniennes, l’été, pagaient sur les eaux limpides de la Vöhandu. Dans un méandre de la rivière, elles peuvent apercevoir une pierre qui ne ressemble pas tout à fait aux autres, avec des cheveux d’algues.

La semaine prochaine : Exploratrice dans les forêts du Labrador

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August 08, 2020 at 11:00AM
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